Bazar ou coïncidence

Publié le par Emmanuel

Je sais. Vous vous attendiez à ce que je vous parle de mon reportage en Ossétie du Sud, que je raconte la tournée des checkpoints, mes embrouilles avec le KGB local, les gelures du conflit. Vous bouilliez d'impatience mais vous vous êtes dit : laissons le grand reporter lécher ses blessures dans son antre, digérer les drames et dégeler le conflit. Et en fait, aujourd'hui j'ai plutôt envie de démouler le confit et parler de cuisine.

Parce que ces derniers jours, profitant d'une situation financière soluble, j'ai décidé de mettre la main à la pâte. C'est comme ça, les fringues je m'en fouette le lard, je préfère foncer au marché, mijoter dans les allées, renifler, tâter, emballer, et une fois revenu à la maison, tout cuisiner. Je ne veux pas faire semblant d'être la crème des chefs, ni faire le faux modeste - disons juste que j'adore cuisiner et que souvent ça rend bien. Pourtant il faut que je vous l'avoue : quand je suis arrivé en Géorgie, je me suis trouvé bien réduit. J'ai dû réapprendre à cuisiner, et surtout, surtout à acheter. Pour que vous saisissiez pourquoi, il faut que je vous explique le principal marché de Tbilissi, le bazroba de la gare.

Le bazroba de Tbilissi, c'est un peu les puces de Montreuil en quatre fois plus grand, où les gitans auraient troqué leurs teddys pour des courges et leurs faux Levi's pour des truites. Il y a deux halles principales, immenses : celle dédiée à tout ce qui se mange, et une autre réservée au reste -vêtements, vaisselle, papeterie... Elles sont entrelardées d'une espèce de centre commercial à la manque, où des petites boutiques, de vêtements pour la plupart, sont embrochées dans un bâtiment divisé en allées bien découpées. Pour le reste, c'est un peu le bordel. Chaque halle est comme une pièce de rôti plongée dans une sauce indistincte d'échoppes miniatures et de vendeurs ambulants, qui vous offrent leurs citrons, leurs chaussettes ou leur sel svane. Et dans ce coulis d'homme, saturé de centaines et de milliers de chalands pressés et lourdement chargés, on peut trouver son bonheur, vêtements comme nourriture, cigarettes ou lessive liquide. En y ajoutant, un peu plus loin, le bazar d'Eliava dédié au bricolage, je ne sais pas sur combien d'hectares le bazroba s'étend, mais il nappe tout un quartier, et pas des moindres. Pour ceux qui connaissent, Wazemmes à Lille, c'est de la rigolade.

Aujourd'hui je vais juste parler de la nourriture. Le principal problème que j'ai rencontré au départ, et que je rencontre toujours, c'est qu'il y a des produits qu'on ne trouve pas. Malgré les dizaines d'épiceries que compte le marché, aucune ne vend de papier sulfurisé pour cuire les tartes. Impossible de trouver du riz en sachet, et pour le papier alu, il faut se contenter d'un ersatz arménien douteux. Une pâte brisée toute faite, par exemple, voilà qui fait gagner du temps quand vous avez plein de plats à préparer. Inconnue au bataillon, la toute faite. Il faut donc la pétrir avec ses petites mains. Les lardons, pour la quiche lorraine ? Il faut se concentrer très fort pour imaginer à quoi ressemble un morceau de lard d'environ trois kilos, aviser un boucher qui en ait un, et négocier de pouvoir en acheter moins d'un kilo. En fait non, il n'y a pas vraiment le choix : il faut en prendre un kilo et remercier le ciel d'avoir un congélateur.

Parce que le "rayon viande" au marché de Tbilissi, c'est tout sauf des étagères réfrigérées où la bidoche est bien détaillée. Classée : veau, mouton, porc. Emballée en portions individuelles (moins d'un kilo, donc), labellée pour vous informer que vous achetez du rumsteack, de la poitrine ou de la souris de gigot. Non. La partie de la halle à la nourriture réservée à la viande, c'est quelques centaines de mètres d'étals crades où des pièces de cinq kilos de barbaque pendent à des crocs de boucher. Quand ça n'est pas la carcasse ou la bête entière.

Et comme les vendeurs géorgiens sont du genre convaincant, si vous vous laissez faire, vous repartez bien vite bardé d'un vieux mouton dur de la semelle ou d'un kilo de viande rouge qui, vous a-t-on assuré, passe très bien à la poêle, mais se révèle être de la bidoche à carbonade dure comme le dentier de grand-maman. Il faut expliquer en sus que, malgré leur grand amour pour la bouffe et leur cuisine riche et variée, les Géorgiens ne sont pas des gastronomes accomplis. Par exemple, ils n'ont pas de science de la boucherie, et du dépeçage des morceaux. Avant d'essayer de faire comprendre ce que c'est que du gîte à la noix à un boucher de Tbilissi... Les mauvaises langues diront que je ne le sais pas non plus. Certes. Mais en France il y a des gens qui savent pour vous !

Une fois pourtant des types sont venus de l'Yonne, et ils ont fait une présentation du boeuf charolais au Sheraton de Tbilissi. Pour marquer le coup, ils ont même édité une plaquette avec le découpage de la bête, en français et en géorgien. Malheureusement mon bonheur fut de courte durée, quand j'ai vu que rumsteack se traduisait "steki" et faux-filet "po-pilé" -il n'y a pas de "f" en géorgien. Pour conclure, quand on ne manie pas assez les nuances du géorgien ou même du russe pour essayer d'expliquer ce que votre interlocuteur ne pourra de toute façon pas comprendre, c'est plutôt mal barré. Donc il faut apprendre tout ce qu'on a pas besoin d'apprendre chez nous. Faire la différence entre du porc et du mouton, déjà. Après, trouver quelle partie -l'avant ou l'arrière ?- est la plus indiquée pour des brochettes ou du sauté. Deviner que le "carré d'agneau" c'est les côtes, et ainsi de suite. Ensuite, vous pouvez finasser et chercher exactement le morceau qui est marqué dans la recette, mais c'est déjà le niveau supérieur.

Puis c'est pareil pour les fruits et les légumes. Différencier le persil de la coriandre sans compter sur Ducros, reconnaître les bons épinards, apprécier la qualité des patates dont aucune étiquette ne vous dira qu'il s'agit de bintjes ou de roseval. Le plus déroutant reste encore le fromage, qui à première vue n'existe qu'en trois versions, mais qui se subdivise en catégories plus variées que l'on ne l'imagine. Enfin, il faut connaître les saisons pour savoir quand le kiwi est bon, à quelle époque le concombre est trop cher et jusqu'à quand les tomates ont encore du goût.

Le pire, c'est de ne pas pouvoir mettre la main sur des petits sachets de levure chimique genre Vahiné, quand le seul truc disponible, c'est un paquet turc de levure de boulanger qui porte le doux nom de PAKMAYA. Alors, pas le choix, il faut dissoudre PAKMAYA dans de l'eau tiède. Bien qu'attention, précise la notice traduite en qatari, ukrainien et portugais, "PAKMAYA peut être utilisé jusqu'à 2% de la farine". Bande d'enfoirés. Déjà que je n'arrive pas à trouver ne serait-ce qu'un verre doseur, ces cons de boulangers turcs me réclament de calculer des pourcentages pour un cake aux poivrons.

Sans doute lasse de se farcir mes lamentations, une amie m'a fait remarquer qu'à Goodwill, le seul hypermarché de Géorgie, à vingt bornes du centre environ, il y a tout ce qu'il faut, de la levure chimique, de la pâte toute faite et du carré d'agneau à gogo. Sauf que moi madame, je suis un expat rebelle. Certes, je n'ai pas de voiture pour y aller, ça joue peut-être aussi. Mais tout est dans l'attitude. J'affiche ma liberté d'émincer. Mon couteau dressé et mon Ginette Mathiot comme étendard, je suis débridé, l'univers de la gastronomie s'ouvre à moi.

Et puis c'est tellement bon. Tellement bon d'acheter un kilo d'épinards, de couper les racines, guetter les jeunes pousses et faire craquer les tiges des grosses. Voir l'or vert reluire dans l'évier, les gouttes d'eau froides qui frissonnent en emportant les derniers bouts de terre. Quel paquet de mélange jeunes pousses La Belle maraîchère peut battre ça ? Et puis le miel, les noisettes, les poules toutes fraîches, la crème onctueuse et les montagnes de fromage...

Oui, c'est le paradis.

Publié dans tbilissi

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M
Et que c'est bon de te lire, cher Benjamin, On s'y croirait ! j'aime aussi surprendre ta voix sur Radio vatican. Marie (je suis une cousine liégeoise de ton père, fille de Sabine)<br />  
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S
Reste plus qu'à trouver comment on dit Bicarbonate de soude en géorgien ?bikarbonata ?
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S
C'est super de constater que grâce aux voyages intergalactiques vers des contrées lointaines, notre belle jeunesse retrouve le goût du "vrai", non-emballé-et-déjà-pesé par une quelconque grande surface? Tu retrouves donc le geste auguste du laveur de salade à la main, du faiseur de tarte "comme maman". C'est le Coffe qui serait content ! Méfie-toi, à ce rythme tu vas bientôt en arriver à cultiver tes papates toi-même. Bon, rassure-toi, même en France il y a des gens très bien qui font eux-même leur pâte à tarte, achètent leurs épices dans les magasins chinois, indiens ou autres au kilo. Pour la levure, li y a des recettes sans, et les pionniers américains utilisaient le bicarbonate de soude (ah leur pain d'épices...) Courage! Sylvie
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L
Merci pour cette promenade ! Je m'y suis crue !!
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C
oh, de la brioche vendeenne, ca serait pas impossible, on a bien du camembert au lait cru ou du munster. Pour les rillettes je promets rien.Sinon y'a aussi des marches, mais la c'est comme toi, essayer de faire comprendre a un boucher syrien ce que tu veux comme morceau de bidoche... :o)
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